Entretien avec Eric Rohmer
Adapter Honoré d'Urfé (1568-1625)
Pour une fois, l'idée du sujet n'est pas de moi. C'est le cinéaste Pierre Zucca (1943-1995) qui avait proposé aux Films du Losange ce projet d'adapter « L'Astrée ». Margaret Menegoz l'avait estimé trop coûteux, et Pierre Zucca avait dû renoncer à son projet d'adaptation. Pour ma part, je tiens Zucca pour le cinéaste le plus important de ce qu'on appelle « la post-Nouvelle Vague » - avec Jean Eustache. Nous avions des goûts littéraires communs : Blanchot, par exemple, ou Stevenson. Et je retrouve dans ses films l'influence de Paul Gégauff, qui a marqué toute la Nouvelle Vague à l'exception de Truffaut, ou au moins la présence de personnages gégauviens. Après la disparition de Pierre Zucca, en 1995, j'ai eu l'idée d'aller voir ce texte classique de plus près. Je ne le connaissais alors que par les extraits contenus dans le manuel de littérature de Chevaillier et Audiat, l'ancêtre du Lagarde et Michard. Je m'attendais à quelque chose d'assez rébarbatif et j'ai constaté que pas du tout ! Les dialogues en particulier étaient étonnement modernes, et encore plus modernes dès qu'ils étaient dits au lieu d'être lus. Dès lors, à condition de centrer le récit sur les amours d'Astrée et de Céladon et de retrancher tout le reste, le film m'a paru tout à fait possible. Je n'ai même pas eu à moderniser les dialogues. En trouvant le terme de « profondité » dans le texte original, je me suis même dit que le mot plairait beaucoup à Ségolène Royal ! Je me suis contenté d'élaguer.
C'est un texte que je me suis approprié et avec lequel je me suis senti absolument à l'aise. Je dois d'ailleurs préciser que mon adaptation est très différente de celle de Zucca. Je ne me suis pas servi du tout de la sienne. J'ai d'ailleurs constaté avec amusement qu'une seule phrase de dialogue était commune aux deux. Mais j'ai tenu à lui dédier le film.
Anachronismes du texte
Dans « L'Astrée », texte du premier quart du XVIIème siècle, Honoré d'Urfé décrit une Gaule imaginaire. Son texte est bourré d'anachronismes. J'ai tout de suite décidé de conserver ces anachronismes à la lettre et je me suis inspiré des gravures de l'époque, des dessinateurs du temps, en particulier celles de Michel Lasne, dans lesquelles on voit les personnages habillés comme ceux du film et posant devant des châteaux Louis XIII. Mais ça passe, ce n'est pas ridicule, et je suis persuadé que ce parti pris de représentation passera très bien auprès du public d'aujourd'hui. J'ai donc habillé les personnages de la façon dont les gens du XVIIème siècle se représentaient la Gaule et ses habitants. Par exemple, représenter à l'écran le discours syncrétique du Druide, qui mêle le christianisme aux mythologies de l'Antiquité, était un défi intéressant à relever. Là, pour cette grande scène théologique de la clairière, j'ai eu l'idée de recourir à des statues, pour aider à la bonne compréhension de ses théories. C'est un exemple de rajout de ma part.
L'érotisme du film
C'est celui du texte, ni plus ni moins. Je n'aime pas du tout les metteurs en scène,en particulier au théâtre, qui prennent leurs aises avec des textes classiques et rajoutent des nudités où il n'y en a nul besoin. Quand Honoré d'Urfé écrit que l'une de ses héroïnes dévoile un sein, je le suis à la lettre, sans en rajouter. Mais la nudité n'est pas proscrite chez Honoré d'Urfé, pas plus qu'elle ne l'était dans la peinture du temps. Je n'avais donc aucune raison de la proscrire. Le texte est d'un érotisme délicat et subtil, et il fallait le représenter avec la même légèreté. Et je me suis aperçu que je pouvais montrer au cinéma des choses qui deviendraient peut-être vulgaires, voire graveleuses, si on les racontait avec des mots d'aujourd'hui. La montée du désir, par exemple. Mais « L'Astrée » n'est pas un texte libertin. Ni un texte pervers.
Filmer la nature
Dans mes précédentes adaptations de textes littéraires, Perceval le Gallois, La Marquise d'O ou L'Anglaise et le Duc, la nature était soit très stylisée soit peu présente. Ici, elle est essentielle, et mon regard de cinéaste était sans cesse sollicité par la liberté de la nature. Par exemple, j'ai beaucoup aimé filmer le vent et je me suis accommodé d'une météo souvent maussade. Il fallait parfois attendre que le vent se lève et cette attente me plaisait. La nature me permettait à la fois d'être dans l'époque et d'en sortir. D'un côté, le vent faisait flotter les vêtements, en particulier les écharpes, exactement comme dans les gravures de l'époque ; et de l'autre, la splendeur de cette nature vierge conférait au récit une dimension intemporelle. Ce sont les bienfaits des progrès de la prise de son directe. Autrefois, dès que le vent se mettait à souffler, il fallait tout arrêter à cause du bruit dans les micros. Aujourd'hui, on peut continuer, c'est une bénédiction. Et comme je n'aime pas du tout la post-synchro... Je voulais absolument que tout le film soit tourné en son direct, d'où d'innombrables problèmes de bruits parasites et l'impossibilité de tourner dans le Forez (ndlr : ancienne province française qui s'étendrait aujourd'hui de la Loire à la Haute-Loire), là où se situe le livre, devenu trop peuplé et trop abîmé par l'industrialisation. Cela dit, nous avons mis trois ans à trouver tous les décors naturels. Dénicher la rivière a été un véritable casse-tête, jusqu'à ce que nous trouvions La Sioule (ndlr : rivière d'Auvergne). Sur ce film, tous les repérages ont été particulièrement longs et difficiles. Justement parce que la présence de la nature était essentielle. Et qu'il fallait jouer du contraste entre la nature vierge et la nature domestiquée des jardins du château.
Le cinéma muet
J'ai été formé par le cinéma muet. A la Cinémathèque. Et je pense que le cinéma a tout intérêt à puiser dans sa propre archéologie. Comme il y a intérêt à puiser dans la littérature ancienne. C'est bien comme ça qu'ont fait les peintres modernes, et les plus modernes sont finalement ceux qui ont le mieux utilisé les anciens. Dans le domaine du cinéma, le grand maître du sentiment de la nature reste bien sûr Griffith. C'est le premier à être parvenu à enregistrer le mouvement de la nature et à nous en restituer la beauté.
Philosophie du cinéma
Je considère que durant toute ma carrière, je n'ai cessé de prendre des risques. Mais des risques mesurés, réfléchis. De toute façon, ma philosophie est la suivante : pour être vraiment réussi, un film doit trouver en cours de route une chose qui lui est essentielle. Il faut toujours laisser une place au hasard et à l'accidentel. Et croire qu'il n'y aura que des hasards heureux. J'ai déjà employé cette formule : « Dans mes films, tout est fortuit sauf le hasard ». De ce point de vue, j'aime les acteurs qui sont capables d'utiliser le hasard. Ce que je n'aime pas, c'est ce que j'appelle le « faux-naturel », ces acteurs qui disent un texte littéraire à toute vitesse pour le rendre « naturel ». Rien n'est plus artificiel que ça. Moi, je leur demande au contraire d'articuler et de ralentir. Et quand ils ont compris, ils peuvent très bien se passer de ma « direction d'acteurs ». Le plus important pour moi, c'est la compréhensibilité du texte. A propos des risques que je prends, je sais bien que des spectateurs pourront rire à certains passages du film. Mais ça ne me gêne pas. Et je suis même de leur côté contre ceux qui leur diront de se taire. C'est déjà arrivé avec La Marquise d'O et les spectateurs qui riaient avaient raison de le faire. Parce que Kleist est un auteur plein d'humour. Là, si les gens rient, alors tant mieux ! Parce qu'il y a aussi beaucoup d'humour dans « L'Astrée ».
Un film-somme ?
Si j'ai eu envie d'adapter ce texte, c'est bien sûr que j'y ai retrouvé de nombreux motifs de mes films précédents. Par exemple, le motif central de la fidélité. Le thème est quasi-constant dans Ma nuit chez Maud aussi bien que dans Conte d'hiver, dans La collectionneuse comme dans Les nuits de la pleine lune. Mon unique pièce de théâtre, Le trio en mi bémol, est construite sur un suspens analogue à celui de « L'Astrée ». On y voit le personnage s'obstiner, de façon aussi folle que Céladon, à ne pas prononcer le mot qui déclencherait la phrase qu'il attend de son amie. Car cette phrase ne doit venir que d'elle. Je me considère toujours comme un cinéaste hitchcockien. Or qu'est-ce qu'Hitchcock, sinon un créateur de formes ? Je ne prétends pas créer des formes comme lui, mais je constate que les motifs géométriques sont toujours très présents dans mes films. On les retrouve également chez Honoré d'Urfé, et j'ai cherché à conserver ici l'omniprésence de la figure du cercle, avec la clairière, celle de la spirale, avec le labyrinthe, ou celle du triangle, avec la hutte. Ce n'est pas quelque chose de volontaire, ce serait artificiel et sans intérêt, mais ce film s'organise autour de ces grandes figures géométriques, comme tous mes films précédents, avec l'intervention décisive du hasard. La hutte, par exemple, a été construite par mon décorateur, de sa propre initiative. Et au montage, j'ai eu la bonne surprise de découvrir qu'elle « rimait » avec le mouchoir qu'Astrée, endormie, avait posé sur ses yeux dans une scène précédente. J'ai remarqué aussi dans « L'Astrée » les mouvements d'attraction et de répulsion, un motif constant chez Fritz Lang, autre créateur de formes. Et je veux bien que l'on dise que ce film est mon Tombeau Hindou !