Entretien avec Jean-Marc Moutout

 

Comme Violence des échanges en milieu tempéré, La Fabrique des sentiments s'ancre dans une réalité très contemporaine...

- Je suis parti d'un personnage d'aujourd'hui : une fille indépendante, intelligente, éduquée et... seule. Je pouvais à partir d'elle questionner notre époque. On est dépendant de notre société, celle-ci nous fabriquee, comme en témoigne la discussion explicite lors du premier dîner, qui rejoint des théématiques proches de Violence des échanges en milieu tempéré. La solitude contemporaine est le contrecoup de la liberté, de l'individualité. Mais je ne voulais pas tant partir d'une question purement sociale que me confronter au féminin.

Pourquoi ce désir de vous confronter à un personnage principal féminin ?
- Parce que je ne l'avais jamais fait et que ça me faisait très peur ! Le rôle de Jérémie Rénier dans Violence des échanges en milieu tempéré relevait beaucoup de la composition : un jeune cadre dynamique, une posture sociale. Dans La Fabrique des sentiments, il s'agit davantage d'une « femme dans tous ses états » ! C'était plus compliqué de savoir où j'allais, à quoi le film pourrait ressembler. Je touchais à des choses très intimes, les balises étaient moins présentes. Le rapport à l'incarnation du personnage était de fait plus compliqué pour moi. Mais c'est bien des questions d'altérité et de ressemblance, d'intériorité et de rapport à l'autre qui m'ont poussé à faire ce film.

Vous instaurez un rapport très particulier à Eloïse : sans pour autant être en empathie avec elle, on n'a jamais envie de la quitter. Vous avez réussi une alchimie singulière entre identification et distance...

- Tant mieux si ça marche ? C'est le même procédé que dans Violence des échanges... : j'essaye de cerner la complexité du personnage, comment elle se trompe, sur quoi elle s'appuie, quelle est sa force... C'est ce que j'aime dans le rapport aux personnages : être à la fois intéressé par eux et critique. Le film de Todd Haynes, Safe, m'a servi de repère, c'est le portrait clinique d'une femme, ce qui n'empêche pas que l'on soit complètement avec elle. A l'arrivée, je crois qu'Eloïse est ce que je recherchais : à la fois fascinante et irritante dans son aplomb, dans la manière dont elle se bat pour quelque chose tout en n'arrivant pas à construire sa personnalité. A la fin, elle a atteint son objectif, mais elle est toujours dans l'insatisfaction, dans une fuite. Les situations plus ou moins dramatiques auxquelles elle se confronte la font vaciller mais jamais elle ne se transforme radicalement. Eloïse cherche l'amour, elle est dans une urgence mais son parcours est plein d'ambiguïté. Elle prend conscience que beaucoup de rêves sont éminemment illusoires. A ce moment-là, elle nous tend un miroir, devient davantage un personnage de fiction, une personnalité emblématique. Elle nous fait partager des sensations, des émotions et une lucidité plus larges que la seule réalité du personnage.

Pourquoi Elsa Zylberstein dans le rôle d'Eloïse ?

- Je l'avais vue dans Pourquoi (pas) le Brésil ? de Lætitia Masson et je voyais en elle une vraie femme moderne, complètement d'aujourd'hui derrière son aspect très classique et ses bonnes manières. Eloïse n'est pas quelqu'un d'extravagant. Elle a un aspect policé, elle veut bien faire. Je ne voyais personne d'autre qu'Elsa pour exprimer cela spontanément, avec ce côté très jolie fille, et en même temps un personnage de tous les jours. Elsa a une large palette de jeu mais je voulais trouver des inflexions à l'intérieur d'une forme de normalité, que ça vibre au sein de cette normalité.

Qu'est-ce qui vous intéressait dans le phénomène du speed dating ?

- Il me semble être symptomatique de notre fonctionnement aujourd'hui, comme un aboutissement. Dans un monde régi par les valeurs marchandes, et où il n'y a jamais eu autant de gens seuls, à tous âges, il était logique d'en arriver à organiser des recontres payantes, plus ou moins filtrées. A sa manière, le speed dating est un CV, comme je m'amuse à l'exprimer dans le rêve d'Eloïse. On y utilise les mêmes armes et le même langage que dans les autres situations sociales. C'est rapide et ludique. On se valorise, on s'exhibe en toute sécurité, pour mieux camoufler ses défaillances. Mais le speed dating a beau quadriller les rencontres, il y a une chose qu'on n'apprend pas : séduire, aller vers l'autre.

Vos personnages n'ont pas tant de difficultés à séduire que de faire avec leurs sentiments... Eloïse ne s'interroge pas sur sa séduction physique, son doute est plus intérieur...

- C'est vrai, la séduction n'est pas son problème principal. Son problème à elle, c'est de savoir quoi faire des sentiments et, plus profondément, la question de l'identité. Eloïse est supposée être très forte mais elle a énormément de faiblesses, qu'elle a du mal à admettre. Quel est le besoin, l'envie de l'autre ? Aujourd'hui, qu'est-ce qui fait sentiment ? quelle place lui fait-on ? Eloïse lui en accorde quand même très peu... Ell est tiraillée entre une liberté individuelle très forte et l'espoir romantique de l'amour infini, éternel. Comment faire avec ces deux registres antagonistes ? Comment faire le lien, construire. Il y a un miroir aux alouettes des deux côtés, une idéalisation névrotique.

Avez-vous enquêté avant d'écrire ? Avez-vous fait vous-même l'expérience du speed dating ?

- Ecrire était avant tout un plaisir de fiction. Mais je suis quand même allé à un speed dating pour m'inspirer des sensations que l'on éprouve dans ce genre de lieux, faire l'expérience de la durée, me confronter aux gens qui s'y trouvent. Il y a quelque chose d'assez vertigineux dans l'enchaînement de ces rencontres. Elsa m'a proposé elle aussi d'y aller et je trouvais bien de la mettre dans cette sensation de découverte et de tension. Mais en réalité, les speed dating ne se passent pas vraiment comme dans mon film. C'est beaucoup plus banal, les gens se disent des choses plus anodines.

Votre film instaure d'emblée un climat fantastique, avec ces couloirs qui nous font passer d'un lieu à l'autre, d'une atmosphère à l'autre...

- Les couloirs sont un leitmotiv du film. Ils sont un argument visuel porteur à la fois d'enfermement et de cheminement. Ça m'amusait de décliner ce motif, tout en restant vraisemblable. Je ne sors jamais du contexte de l'histoire. Je n'ai pas cherché cette dimension fantastique et mentale en tant que telle, elle a découlé naturellement de ce que contenait le film.

Et les scènes de rêve...

- Avec les scénaristes, Agnès de Sacy et Olivier Gorce, on se disait : « Le speed dating, c'est la chambre des désirs ». Il était donc tentant, au moment du scanner, de traverser le miroir et d'accompagner Eloïse jusque dans ses fantasmagories. Dans l'imaginaire d'Eloïse, l'idée du libertinage est insufflée tout en étant contrée. Car finalement, le rêve est très normatif : son patron est là, il lui parle de CV ! On rejoint la notion de liberté très codifiée par la société... Même quand elle fait l'amour avec Jean-Luc, Eloïse est absente à elle-même. Ils ne s'abandonnent pas vraiment. L'érostisme est vécu comme un masque, il s'agit de coller au modèle du plaisir puissant, évident.

La maladie n'apparaît pas simplement comme un symptome du mal-être d'Eloïse. Elle est avant tout un événement dramatique totalement intégré au récit...

- Oui, la maladie est filmée pathologiquement, non comme un état d'âme. Les scènes de vertiges sont vraiment des scèndes de vertiges. Point. Je ne voulais pas les réduire à du symbolique. L'idée de la maladie d'Eloïse est venue très vite dans le scénario pour questionner sa force, sa volonté et sa capacité à être ce qu'elle pense être : quelqu'un de bien sous tous rapports, y compris celui du corps, qu'elle croyait vaillant. Eloïse est dans la culpabilité de ne pas réussir comme elle le voudrait et sa maladie lui fait se poser la question de sa propre responsabilité. Quelle part a-t-elle dans sa maladie ? C'est une interrogation éminemment contemporaine. Elle a besoin d'en passer par la maladie pour enfin remettre en question qui elle est, sa manière de faire face à la vie.

Après avoir appris sa maladie, l'offre de donation de son patron la fait perdre pied...

- La donation vient à un mauvais moment. Eloïse ne sait plus où est son amant, elle vient d'apprendre qu'elle est malade. Dans son programme de vie, cette proposition arrive trop tôt et elle se sent débordée. Elle a pourtant ce qu'elle voulait... Mais est-ce vraiment ce qu'elle veut ? Est-elle prête à être notaire jusqu'à 60 ans ? Ses doutes multiples sont au centre de la scène au palais de justice. Ce qui est sûr, c'est qu'elle ne sait pas accueillir ce cadeau.

Quelle portée donnez-vous à la fin du film ?

- Il me semblait juste que le personnage aille jusqu'à faire ces rencontres sur Internet, mais je ne voulais pas être dans la condamnation, la morale. Il était important qu'André soit au courant, qu'il l'accepte. Il sait, et je pense qu'Eloïse sait qu'il sait. Le couple fonctionne avec ça. Mais il n'y a pas à proprement parler de surprise. Malgré la rapidité et la complexité de leur relation, Eloïse et André sont finalement assez sincères sur ce qu'ils sont, comment ils fonctionnent sentimentalement. On peut donc considérer qu'ils vont l'un vers l'autre en connaissance de cause. Cet accord tacite qui semble exister dans leur couple, est-ce triste ? Est-ce préférable par rapport au mensonge ? A chacun d'en juger, en fonction de son opinion sur la fidélité...

Propos recueillis par Claire Vassé

 

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